Dans la première partie de cet article, j'aimerais vous faire comprendre les nuances et histoires de ces termes pour vous intéresser ensuite à l'évolution du mot « métissage ». Quel sens lui attribue-t-on aujourd'hui et pour quel passé ? De même, cette notion aujourd'hui ne serait-elle pas alliée avec une nouvelle conception du monde et de l'identité où l'idée d'étranger pourrait être rendue caduque ou affaiblie comme le pense Jacques Lacarrière qui écrit : « Etre cultivé aujourd'hui, ce n'est pas lire Tacite ou Homère, connaître par c½ur les composantes les composantes chimiques du sol de Mars ou de Saturne, c'est admettre jusque dans sa propre création la culture des autres. C'est même au besoin se mêler à elle et la mêler en soi. Etre cultivé aujourd'hui, c'est être tissé, métissé par la culture des autres. » Ainsi, le métissage des êtres et des cultures serait la condition de l'effondrement des frontières, du caractère étrange et étranger des autres et la mise en place d'une culture cosmopolite, patchwork de l'humanité.
a. A l'époque latine, au lieu d'étranger, on utilisait le mot « barbare ».
Afin de mieux comprendre déjà les termes d'étrange et d'étranger, il nous faut jeter un regard vers le passé avec une étude de la langue. Etrange et Etranger sont nés de la même racine latine « extraneus » qui littéralement signifiait « en dehors de » ; « à l'extérieur de » ; On utilisait ce terme dans un cadre spatio-temporel pour définir la position de quelqu'un ou de quelque chose par rapport à un lieu clos, ou fermé. Nous avons d'ailleurs gardé aujourd'hui l'expression « extra-muros » (en dehors des murs), c'est-à-dire qui est en dehors de l'enceinte d'une ville ou des frontières d'un pays. On utilisait aussi ce terme pour définir une personne qui n'appartenait pas à une certaine famille, un certain clan, voire une certaine sphère sociale. Aujourd'hui, dans cette idée « d'extérieur à" nous retrouvons beaucoup de mots fondés sur ce radical « extra ».Extraterrestre, celui qui est extérieur à la planète terre, extrascolaire, à l'extérieur du milieu scolaire, extranéité, terme juridique qui désigne la qualité d'étranger d'une personne extérieure à une nation donnée, enfin, par exemple, extraordinaire, en dehors des normes, de ce qui est déjà connu.
Néanmoins à l'époque latine, pour désigner plus spécifiquement ces peuples ou ces autres qui étaient différents du point de vue de la civilisation et des m½urs, on préférait employer le terme de barbarus. Par « barbarus », on pointait du doigt les peuples qui étaient ignorants des civilités et normes gréco-latines et qui par-là étaient considérés comme sauvages, grossiers, semblables à des bêtes. On faisait une distinction entre la civilisation, où l'être qui y demeure est civilisé et le sauvage, l'indigène dont les habitudes différentes sont plus proches de l'animal. Il s'agissait d'un point de vue en quelque sorte patriotique, où existerait une hiérarchie des civilisations, dans laquelle pour les gréco-romains, leur civilisation était la plus importante et plus raffinée. Aujourd'hui, le terme de barbare s'emploie encore, et selon différentes perspectives. Il y a un cadre encore idéologique, dans lequel l'opinion ou la coutume de l'autre est rendue barbare selon ses propres m½urs, cet emploie s'assimile à l'emploi premier de ce terme par les romains sur les autres peuples. Il y a en effet une connotation méprisante évidente, qui sert celui qui l'utilise à asseoir son avis dans une certaine échelle de valeurs « civilisées ». Ainsi, lorsque certains dénoncent une pratique comme étant barbare, c'est qu'ils considèrent cette pratique comme étrangère et inférieure à leur civilisation. C'est un point de vue xénophobe. Dans le Guide du Voyageur Intergalactique, Doug Adams reprend avec humour ce concept en mettant en scène un humain projeté dans l'espace qui rencontre un peuple d'extraterrestres extrêmement borné, pointilleux, administratifs, grands amateurs, auteurs de poésie lourde, insupportables et qui jugent de barbares tous les êtres incapables de comprendre la beauté de leurs écrits. De même, afin de mieux comprendre ce qu'était le barbare pour un romain, nous pouvons mettre en parallèle aujourd'hui ce qu'est le goy dans la tradition juive, un être extérieur à la communauté, un exclu qui ne peut songer à rejoindre cette famille et la considération de cette famille uniquement en s'appropriant totalement cette tradition.
Dans une dimension humaniste, on l'utilise pour dénoncer tout homme qui bafoue les droits de l'homme, l'expression « acte de barbarie » par exemple a été employée par Albert Camus pour désigner la peine de mort. Ainsi, la civilisation n'est plus considérée comme objet national mais philosophique : vers quoi les hommes doivent-ils se tourner, quel est ce Bien qui doit fonder toute civilisation raffinée ? De fait autre exemple, le réalisateur québécois Denys Arcand utilise pour le titre de l'un de ces films l'expression « Les invasions barbares » afin de dresser un portrait satyrique du monde occidental qui selon lui sombre dans la déchéance et l'obscurantisme. Il emprunte cette expression à un commentateur qui l'aurait utilisée pour désigner tout terroriste ou assassin. Ainsi pour lui, le libéralisme aurait déshumanisé la société occidentale, ôté ses repères, corrompu les systèmes sociaux et économiques.

Ensuite, nous pouvons retrouver l'emploi de ce mot pour désigner les personnes qui parlent une langue sans avoir une bonne connaissance de la grammaire, de la syntaxe. On dit d'eux qu'ils parlent une langue barbare. Cela néanmoins n'est pas forcément négatif ou mauvais, Rimbaud dans ses Illuminations en a d'ailleurs joué et a été critiqué à son époque selon ces termes. En écrivant son poème Barbare, le poète s'amuse à déconstruire les phrases, le vocabulaire afin de faire voyager le lecteur dans une nouvelle vision de l'écriture et ainsi, en alliant la forme et le fond, de délivrer sa vision de la barbarie. Il s'agit aussi d'un poème travaillé à partir de l'histoire des mots, de leurs évolutions et métissages, qui permet à celui qui en a quelques connaissances de percevoir le poème autrement avec davantage de signifiance. (avec le mot assassin par exemple, qui désignait un groupuscule sectaire « kamikaze » nous arrivons à une dénonciation de la guerre, de la formation des clans, mais aussi de l'endoctrinement par la séduction religieuse et avec le mot pavillon, à un jeu de sens sur le pavillon propre à un champs de bataille et son origine signifiant papillon connotant la fragilité, la poésie, la jeunesse peut être)
« Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,
Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas.)
Remis des vieilles fanfares d'héroïsme - qui nous attaquent encore le c½ur et la tête - loin des anciens assassins -
Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas.)
Douceurs !
Les brasiers, pleuvant aux rafales de givre, - Douceurs ! - les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le c½ur terrestre éternellement carbonisé pour nous.
- O monde ! -
(Loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu'on entend, qu'on sent,)
Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres.
O Douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, - ô douceurs ! - et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques.
Le pavillon... »
Arthur Rimbaud. Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas.)
Remis des vieilles fanfares d'héroïsme - qui nous attaquent encore le c½ur et la tête - loin des anciens assassins -
Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas.)
Douceurs !
Les brasiers, pleuvant aux rafales de givre, - Douceurs ! - les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le c½ur terrestre éternellement carbonisé pour nous.
- O monde ! -
(Loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu'on entend, qu'on sent,)
Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres.
O Douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, - ô douceurs ! - et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques.
Le pavillon... »
b. De la notion d'Etrange et d'Etranger
Revenons au radical d'extraneus et demandons-nous ce que sous-entend cet adjectif « d'étrange », si ce n'est quelque chose qui connote le différent, l'autre, celui qui ne nous ressemble pas ou physiquement, ou dans ses m½urs, ou dans sa langue. Si à l'époque latine ce terme n'avait pas les mêmes connotations qu'aujourd'hui, quelle a été l'histoire de ce mot et ses implications ?
Aujourd'hui, qu'est-ce que l'étrangeté (l'étrange) et l'étranger ? Nous le savons, ces deux termes bien que semblables ne portent ni le même sens, ni la même portée. D'un point de vue contemporain, l'étrangeté ou l'Etrange signifient « qui est hors des conditions, des apparences communes. » (Littré) Il s'agit d'un mot apposé sur tout comportement ou fait qui dépasse la norme. C'est synonyme de « bizarre », « baroque », « singulier » voire « extraordinaire » selon le contexte et le jugement. Par exemple, quand on considère que quelque chose ne s'est pas déroulé comme d'habitude, on peut employer le mot d'étrange : l'attitude d'un tel à mon encontre était très étrange, je m'attendais à ce qu'il me remercie. On peut aussi en parler vis-à-vis d'un point de vue esthétique, en ce que la production est particulière : les écrits de Mallarmé sont étranges, bien qu'hermétiques ils dégagent une impression de beau. On peut définir quelque chose d'étrange lorsqu'on ne lui connait rien de comparable : une forme, une odeur. On ne retrouve aussi dans une dimension spirituelle, pour désigner les phénomènes paranormaux, ou plus largement les mystères. En somme, le mot « étrange » aujourd'hui est un mot un peu passe-partout qui désigne tout ce qui n'a pas été encore défini par d'autres, qu'on ne sait pas nommer et qui est nouveau pour nous. Une sorte de compère de l'indicible menant le sujet à la perplexité, au doute, à la réflexion.
L'Etrangeté, est donc le nom générique de tout ce qui a caractère d'Etrange. En outre, nous le retrouvons aussi dans le domaine de la physique, de la psychanalyse et de la littérature. En physique, l'étrangeté désigne en quelques sortes la propriété d'une particule qui est étrangère (absente) du phénomène de désintégration nucléaire. En psychanalyse, on parle d'inquiétante Etrangeté, il s'agit d'un concept freudien. Pour Freud, en 1920, une personne peut souffrir de névroses quant à un moment de sa vie, à cause de problèmes liés à l'enfance, elle ne se sent plus en sécurité dans son quotidien, dans sa maison, dans sa famille. Elle se sent étrangère à son milieu, et par là tout devient angoissant même sa propre image qu'elle remet en doute. Dans le domaine de la littérature, l'Etrangeté est le terme utilisé pour désigner le caractère particulier d'une écriture. On l'emploie notamment pour les grands auteurs francophones, qui en plus de leur style propre, utilisent leur langue dérivée du français. Michel Tremblay par exemple a invité ses compatriotes québécois à se distinguer grâce à l 'Etrangeté de leurs écritures, et lui-même a décidé d'écrire des pièces de théâtre avec le langage, l'accentuation, le vocabulaire québécois. Dans tous les cas, nous pouvons remarquer que l'étrangeté se fonde sur un rapport de soi à l'autre, de l'objet à ce qui lui est extérieur, à ce qui lui est étranger. A cela nous pourrions rajouter cette citation célèbre de Charles Baudelaire : l'étrangeté est le condiment nécessaire à toute beauté.
Mais alors qu'est-ce que l'Etranger pour nous aujourd'hui ? Dans le littré, nous retrouvons cette définition : « Qui est d'une autre nation, qui appartient, qui a rapport aux autres pays. Les coutumes, les moeurs étrangères. Les langues étrangères... » Le caractère étranger donc ne se rapporte pas simplement à ce qui est en dehors des frontières d'un pays, mais aux notions de culture, de langue, de m½urs différentes les unes des autres. On parle alors du ministère des affaires étrangères, de professeur de langues étrangères dans le cadre des institutions d'une nation. Mais l'Etranger, ce n'est pas non plus que celui qui vit en dehors des frontières, c'est celui qui peut venir d'un autre pays en tant que touriste ou résidant. Dans le cadre de ces flux migratoires (du latin migrare, aller), existe tout un champ sémantique : par exemple, une ville où résident à la fois les habitants du pays et des membres venus de l'étranger est appelée une ville cosmopolite. Le terme désignait en premier lieu un être se sentant citoyen du monde, ou quelqu'un qui adopte facilement les m½urs des autres. Aujourd'hui, il est synonyme de métissé. Nous trouvons aussi les termes d'immigration et émigration, lesquels mettent en valeur les individus qui se meuvent d'un pays à l'autre. L'apatride, Le juif errant, le sans papiers sont aussi des termes qui mettent en valeur le rapport d'un individu avec la nation, et sont aussi considérés comme étrangers. En outre, en termes plus officieux, nous avons clandestin (celui qui se déplace sémantiquement en se cachant), réfugié (qui cherche un refuge dans un autre pays) ou un exilé (celui qui a été rejeté par son pays). Ainsi, aujourd'hui, l'Etranger se décline en d'autres termes qui nuancent le caractère de celui-ci par rapport à un pays donné et qui font constat du monde moderne. Jacques Prévert en 1955, écrira à ce sujet le poème Etranges Etrangers, dans lequel il dénoncera ou mettra en évidence les relations de la France colonisatrice avec le monde extérieur. De fait, enfin, dans un emploi plus vaste, être étranger désigne toute personne n'appartenant pas à un groupe, une communauté, une famille.

Etranger s'emploie aussi dans certaines locutions ou constructions. Etre étranger à signifie que l'on est ignorant de la discipline ou de la chose évoquée. « Etre étranger aux mathématiques, à la culture pop, à la douleur ou au rafting » par exemple. De fait, étranger s'oppose au connu, célèbre ou familier : « ce visage ne m'est pas étranger », « cet acteur m'est tout à fait étranger ». Nous le retrouvons aussi dans une utilisation plus nuancée, qui met en relation l'individu avec lui-même : ces paroles me sont étrangères, cette robe m'est étrangère, signifient que l'objet ne convient pas à la personne, ne lui sied pas, ne lui ressemble pas. C'est sur ces rapports au monde et à l'autre par ailleurs que Albert Camus, dans l'Etranger a construit son personnage de Mersault et sa conception du monde : tout ce que nous ignorons, percevons mal, nous est étrange et étranger.
Il n'est donc pas si étonnant qu'au moyen âge, ces deux notions se confondent. En effet, jusqu'au 14ème siècle officieusement et 16ème siècle de façon établie, étrange et étranger ne forment qu'un seul mot : Estrange. D'après Wilfrid Besnardeau, cela ne viendrait pas nécessairement du fait que le moyen âge serait profondément xénophobe, mais simplement que ce qui ne nous ressemble pas a priori a toujours quelque chose de bouleversant, de « remarquable ». Or, au moyen âge, les contacts avec l'extérieur étaient beaucoup moins privilégiés et plus rares qu'aujourd'hui pour le « citoyen » moyen. Dans son ouvrage, Représentation de l'Etranger au XIIème siècle, celui-ci s'intéresse d'ailleurs aux différentes figures qu'employaient les troubadours pour désigner les personnages venus de l'étranger dont les textes aidaient à se figurer le monde extérieur aux gens. Ainsi, les personnages venus des différents pays ou régions avaient des attributs propres inspirés du réel, des rumeurs mais aussi surtout de l'imagination de ces poètes. Les Sarrazins par exemple, venus de ces terres exotiques inconnues de la plupart des occidentaux médiévaux étaient transfigurés en animaux, cannibales, rustres, dont la laideur du corps et de l'esprit étaient mis en valeur par des métaphores ou allégories bibliques. On retrouve même un fabliau du XIIème siècle dressant le portrait d'un Sarrazin semblable à un faune et qui aimait tel un ogre dévorer les enfants. De fait, toute cette imagination qui a été mise en ½uvre pour parler de l'Etranger et de l'ailleurs, ont fait germer des mythes tout à fait incroyables et nous retrouvons dans certains textes médiévaux, l'utilisation de l'adjectif estrange dans un univers merveilleux tel qu'aujourd'hui nous l'utilisons pour le monde paranormal. L' « estrange forest » que parcourt Yvain dans le roman de Chrétien de Troyes, met en valeur à la fois son caractère éloigné des civilisations, perdue, mais aussi son étrangeté, où se mélangent personnages fantasmagoriques et phénomènes mystérieux. Il est donc synonyme d'énigmatique. En plus, les différentes guerres avec l'Angleterre, l'Italie ou l'Espagne, ont créés au fur et à mesure par ailleurs, des clichés xénophobes à l'encontre de ces pays dont il reste encore aujourd'hui des marques. Par exemple, les anglais ne nous appellent-ils pas encore avec satyre et étonnement « les mangeurs de grenouille » en référence au caractère étrange de cette coutume, et le caractère précieux de cette nourriture ?
Wilfrid Besnardeau souligne aussi l'idée que la notion d'estrange a aussi été utilisée dans une perspective de valorisation. Ainsi, pour Alexandre, ou les héros du Roman de Thèbes, l'adjectif estrange devient synonyme de spectaculaire, extraordinaire. Dans ces cas-là, c'est généralement parce que le personnage en question, en plus de venir de l'étranger, est stigmatisé par les hautes valeurs de l'époque médiévale : bravoure, loyauté, beauté, largesse. Il faut donc noter que dans cette utilisation, ce n'est pas la différence de l'autre qui est valorisée, mais bien les valeurs communes et par la même c'est soi-même ou sa civilisation que l'on loue.
A l'époque médiévale, nous avons aussi le verbe « s'estranger », qui aujourd'hui n'est plus du tout utilisé. Il signifiait, s'éloigner ou se séparer, et portait à la fois la sémantique spatio temporelle du latin, (notamment pendant la chasse, histoire d'une chasse pour les dames) mais aussi par la notion d'altérité. En effet, par exemple dans un texte on va pouvoir trouver « cette robe ou ce vêtement m'estrange », c'est-à-dire que l'on n'est pas habitué à porter ce type de vêtement, qu'il nous semble bizarre. Les poètes joueront beaucoup par ailleurs, sur l'histoire d'étranger synonyme à séparer, notamment dans les poèmes galants ou mélancoliques. Ainsi, plus récemment, et d'un point de vue populaire, Charles Aznavour dira dans une de ces deux chansons décrivant une rupture : « nous ne sommes quoi qu'on fasse que deux êtres face à face qui vivent comme des étrangers ».
Au moyen-âge, comme nous le disions les rencontres avec l'étranger étaient peu fréquentes. Certains habits, certaines coutumes, ou même individus venus d'ailleurs étaient qualifiés « d'estranges », à la fois par leur origine mais aussi par leur différence notable. L'adjectif, désignait aussi ce qu'on ignorait ou ne pouvait pas désigner, ainsi « l'estrange espée des mahométans » est aujourd'hui appelée sabre. Cependant, le mot « estrange » n'était pas le seul utilisé. Nous retrouvons au moyen âge pléthore d'adjectifs ou de noms visant à définir un individu extérieur à une ville ou une civilisation.

C. Les autres désignations de l'Etranger au moyen-âge.
1. Le forain
Aujourd'hui, le forain désigne un marchand bien précis, dans le cadre d'une fête foraine, il est celui qui a décidé d'être nomade pour vendre de ville en ville son commerce et ses manèges. Au moyen âge, les forains (du bas latin foraneus, hors de) englobaient les marchands, les chalands les artistes ambulants, jongleurs, montreurs d'ours, les poètes, musiciens, qui allaient et venaient dans le pays animer les différents bourgs. Ils n'avaient pas réellement de chez eux, pas de patrie, car le voyage comme les roms, les gitans aujourd'hui étaient leur mode d'existence. Au moyen âge, le forain était donc bien sûr celui qui faisait partie de la foire, mais le vrai sens c'était avant tout un synonyme d'étranger au lieu ou aux coutumes du lieu. C'étaient en sommes ce que nous appelons aujourd'hui les marginaux, les extravagants. Ce n'est qu'à la renaissance, que le forain désigne une « caste » sociale marchande reconnue. Nous retrouvons cet emploi dans l'expression « bétail forain », c'est-à-dire un bétail qui n'est pas de la région. De même, un propriétaire forain est celui dont les biens ne sont pas situés dans sa maison.
2. Le Pèlerin
Jusqu'aux premières croisades, où il prend un sens religieux, le Pèlerin (du latin pereger qui voulait dire partir en pays lointain ) était simplement le voyageur étranger ou inconnu. On l'utilisait pour désigner ces personnes mystérieuses dont on ne connaissait ni le nom ni l'origine et qui allaient et venaient dans les villes. Généralement pauvres, ces personnes étaient vêtues de guenilles et cette apparence donna l'expression en 1050 de « drôle de pèlerin » qui désigne tout voyageur marginal ; Dans les années 70 on désignait par cette expression ces auto stoppeurs en route vers l'inde, les kibboutz et autres quêtes mystiques.
3. L'alien
Aujourd'hui, et surtout depuis les années 1960, grâce à la science-fiction, l'alien (du latin alienus) est synonyme d'extraterrestre. Pourtant, ce terme, qui est passé du français à l'anglais, pour nous revenir avec ce sens, signifiait en premier lieu « être étranger à quelque chose ». On ne retrouve par exemple au XIème siècle dans la vie de Saint Alexis noté ainsi : « Fils, t'ies deduiz par alienes terres ». L'anglais par ailleurs a gardé ce sens premier, en désignant par « illegal alien » aux Etats Unis les clandestins.
4. Le Métis.
Au moyen âge, nous pouvons remarquer un double emploi du terme « métis ». Le premier est un emploi issu et pensé selon la définition latine « mixticius », c'est-à-dire mêlé, mélangé. Il est utilisé pour désigner ce que nous définirions aujourd'hui comme un croisement entre deux animaux, notamment à l'époque le terme était largement employé pour les croisements entre chiens de chasse. Les premières utilisations du mot « métis » étaient accomplies dans le domaine d'études et d'observations liées au domaine agricole et animal. En outre, le mot « métis » est aussi utilisé comme synonyme de « vilain » au moyen âge. C'est-à-dire que par extension, cette notion de mélanges est assimilée à l'homme. Les « vilains » s'opposent en théorie aux nobles seigneurs et aux rois, dont il était courant de penser que leur sang bleu était pur par le fait d'alliances reconnues entre êtres du même monde, du même sang. Il était même courant de penser que ces personnes issues de la haute société possédaient quelques liens avec Dieu, ou des Héros, donnant ainsi une généalogie sans tâches et intrinsèquement supérieure. Le « métis », lui est donc à l'opposé, une personne issue de la masse, dont les origines sont vagues, et dont les ancêtres probablement païens, barbares du fait des guerres et des invasions le ramène au rang de « bâtard ». Il est ainsi associé à un être sans territoires, sans valeurs, un être qui n'existe pas théoriquement aux yeux des gens bien nés... Cela laisse penser que l'individu est déterminé par son sang à son destin au-delà de ses biens et de sa personne, ce qui était le principe même du féodalisme et par là même d'un système de castes sociales où chaque personne par ses origines était assigné à un rôle dans la société.
Ce n'est seulement qu'à la fin de la Renaissance, durant la période des grandes découvertes menées principalement par l'Espagne du 15ème siècle après la Reconquista que le mot « métis » va changer de sens, et cela ironiquement, grâce à un apport linguistique d'origine espagnol ou portugais. (en portugais : metiço, en espagnol : mestizo/mestiza). En effet, bien qu'utilisé couramment dans la langue espagnole dès la fin du XVème siècle, pour définir un être né d'une « sauvage » et d'un colon ou inversement en terre d'Amérique, le mot « métis » avec cette signification n'apparaîtra dans les dictionnaires français qu'au cours du XVIIème siècle , chez Furetière par exemple. Cela dit, ce terme comme nous pouvons le remarquer, ne s'utilisera pas de façon générale, comme étant l'union de deux êtres issus de deux « races » différentes (comme chez les chiens cités en exemple pour le second sens) mais bien comme le produit d'un être espagnol et d'un être indien. Nous pouvons donc penser que le terme « métis » n'était donc pas encore pensé comme un concept mais comme un état des faits. Les métis s'apparentaient donc à une nouvelle classe sociale , issue de la rencontre de deux mondes distincts et nommés. (Peut-être, pouvons-nous aussi noter aussi que contrairement à la définition plus ancienne, il n'est pas fait état d'une question de valeur ou de « bâtardise ». Il n'y a pas de connotation négative. Probablement peut être, qu'il n'y avait pas comme au XVIII me siècle autant de débats portant sur la race entre les religieux et les naturalistes. En outre, peut-être aussi parce que le l'indien était pensé comme un être « sauvage » qui ne connaissait pas encore le Dieu chrétien, mais qui par les missionnaires, pouvait acquérir une forme de civilisation, et qu'ainsi l'enfant né d'une/d'un indien (ne) ou d'un (e ) espagnol (e ) n'était pas nécessairement le fruit d'un adultère ou conçu hors union.
D. De l'Etranger au Métissage.
L'évolution d'un mot peut être perceptible au travers des définitions que nous lui trouvons dans les dictionnaires. Ainsi, à regarder la définition du mot « métis » ou « métissage » depuis le XVIIIème siècle, nous observons une nette évolution de nos m½urs. Ainsi, celui qui était autre, le sauvage, l'indigène, celui de l'extérieur ou de l'autre « « race » », en somme l'étranger prend une connotation positive au regard de la mixité.
A la fin du XVIII ème siècle, le mot « métis » va s'accorder aux découvertes et aux réflexions scientifiques de son temps, notamment les avancées « biologiques » accomplies par les naturalistes. Ainsi, le mot « métis » ne va plus seulement être accordé au croisement entre les animaux, mais va s'étendre à tous les mélanges d'ordre organique dont humain, a priori fortement étranger à nous tant par sa couleur, ses coutumes. Buffon, naturaliste évoque cinq grandes races dans le monde et tend à les hiérarchiser selon les valeurs de la civilisation occidentale. Le métis devient alors le produit d'une union entre un occidental et un barbare. Ainsi, le mélange entre les fleurs ou les fruits pour donner de nouvelles variétés vont être appelés métis, les enfants nés d'unions entre Etrangers de « « race » » et de culture porteront le même nom. En outre, nous pouvons remarquer que la définition va s'étendre à une notion de groupe. Avant, dans les définitions antérieures, les auteurs nommaient métis des cas particuliers de naissances rares et plutôt marginales « un ». Ici, il est même mentionné la notion de troupeau, de nombre.
Ce n'est cependant qu'à la fin du XXème siècle que le mot « culture » va être allié à la notion de métissage explicitement. Tout comme le trésor de la langue française, le mot métissage va d'abord être lié au domaine biologique en rappelant le terme de « croisement ». Cependant, le fait qu'il puisse y avoir des influences mutuelles, souligne un recul vis-à-vis des différentes cultures et porte à croire que toutes les civilisations se valent, et peuvent apporter à l'autre. C'est une vision idéologique cependant basée sur une forme d'idéal, où tous les humains en se mélangeant apporteraient du mieux à la civilisation de l'autre. Cette idée prend racine en plein c½ur des débats sur l'intégration et l'intégrité des cultures respectives dans un monde en mouvement, pluriel à la recherche d'unification. Cela rappelle en outre, les dires de Levy Strauss qui lui ne s'accorde pas avec cette idée de positif dans le métissage dans le sens où pour lui, le métissage absolu serait la perte des identités et donc dans le fond, le refus de l'autre pour ce qu'il est. L'homogénéisation selon lui, serait peut-être la fin des conflits, mais pas une victoire sur la xénophobie. C'est pourquoi le mot « influence » peut être pris dans un sens assez large, et s'accorder à tous les domaines culturels. C'est d'ailleurs dans ces années-là et les trois dernières décennies que naissent les premiers vrais traités du métissage dans la musique et la littérature. (Aimé Césaire, Senghor) Il était donc admis que la liaison entre deux cultures pouvait donner des résultats agréables et intelligents.
Si l'on regarde la définition de métissage en 2010, elle va exprimer dans le sens premier le mot « homme », celui de « femme » ou « de groupes humains ». Le mot métissage est donc intrinsèquement lié à la condition des hommes. De plus, jusque dans son premier critère nous trouvons un modalisateur tel que « fécond ». « Fécond » s'entend comme étant source de richesses et d'abondances, utile. . Le métissage d'aujourd'hui porte donc en sa sémantique une toute nouvelle conception puisqu'elle est ouvertement positive et valorisée. Nous pouvons remarquer aussi qu'il n'y a plus le mot « race » mais qu'il est question de « génétique ». En outre, par le fait de nommer des « degrés » l'on peut penser par extension que tout être humain est métissé puisque même à l'infime degrès, il a forcément dans ses gênes un apport extérieur venu de ses ancêtres, que ce soit même un ancêtre issu d'une région voisine. Il est davantage fait lumière sur ce qu'il y a de commun, en parlant « de la même espèce ». Alors qu'avant il était fait question de rencontres entre les hommes par le biais du métissage, la définition de 2010 souligne qu'en lui-même l'homme d'aujourd'hui porte déjà les stigmates à différents niveaux de ces rencontres, et par la définition du métissage, la définition de 2010 donne la définition de l'Homme.
En effet, cela est confirmé aussi par le fait qu'il est expressément mentionné que pour les animaux et pour les plantes, on ne parle pas vraiment de métissage mais plutôt de croisements. Il y a donc un fossé linguistique entre le métissage humain et les croisements biologiques. Nous pouvons aussi observer que le métissage culturel n'est pas mentionné comme étant l'assemblage de deux cultures mais comme des influences. Ainsi, cela soulève peut être l'idée d'intégrité de chaque culture, d'histoire des cultures, et du respect de celles-ci.
A la définition de « métis », Le Larrousse 2010 va oublier dans un premier temps son sens historique pour lui donner une version plus universelle, en parlant d'individus nés de parents de couleurs différentes. Pour que cette définition ne puisse pas être reprise idéologiquement ou avoir un côté subjectif, le Larousse 2010 va grossir cette définition par une annexe biologique/scientifique qui ne va traiter que de la pigmentation des peaux et en parlant de souche originelle. Ce mot originel se veut rassembler tous les hommes au sein d'une même espèce, et que sous les différentes couleurs il y a simplement un être humain. En parlant de « café au lait » comme état de couleur, le Larousse 2010 sous-entend qu'il peut y avoir une large gamme de couleurs contrairement aux idées reçues du siècle précédent qui limitait cela à cinq grands types. Des types seront cependant nommés en exemple, par le biais de « mulâtre », « quarteron », en rappelle de leur caractère historique devenu aujourd'hui, une simple appellation.
En conclusion, il est difficile aujourd'hui de songer au métissage sans se sentir soi-même concerné par cette définition. Les sciences, la biologie par le biais des ADN et des gênes ont mis au jour et prouvé une nouvelle conception de l'homme qui n'est pas pluriel, comme l'ont pensé les scientifiques et anthropologues jusqu'au Xxème siècle. Cependant, bien que cette notion soit à présent admise, il nous faut remarquer qu'aujourd'hui est née une nouvelle forme de conflit métissé, celui des cultures. Si l'on n'a donc pas d'identité génétique par laquelle s'unir avec une communauté au travers de sa couleur, ou de ses gênes, il devient aujourd'hui vraisemblable que l'acceptation/ ou le refus des différences avec l'Etranger passe par la civilisation. Si le temps a permis aux hommes de comprendre qu'il était possible de se mélanger à l'infini biologiquement, le nouveau challenge est d'arriver aujourd'hui à se mélanger à l'autre, sans perdre son identité et sans vouloir changer celle de l'autre. A priori, selon Levy Strauss, cela mène à une impasse, car l'homme voudra étrangement toujours dominer un autre par quelque moyen. Le défi est donc à prendre pour l'Homme aujourd'hui, qui peut être devra accepter de tolérer ce qui est différent chez les autres, et de chercher coute que coute, ce qui l'unie aux autre pour donner à l'Humanité un visage où tout le monde puisse s'identifier. Ce serait d'ailleurs une attitude inverse qui pourrait être qualifiée de barbare. L'effet de mode alors que nous connaissons actuellement, peut être le départ d'une société pensée autrement. De même, pour conclure ce devoir, nous pourrions citer Charles Baudelaire, dont le propos au sujet du poète, étranger au monde mais garant d'humanité, ici trouvera un sens large de contexte, « Qu'aimes-tu le mieux homme énigmatique ? Ton père, ta mère, ta s½ur ou ton frère ? Je n'ai ni père, ni mère, ni s½ur, ni frère. Des amis ? Vous vous servez là d'une parole dont le sens m'est resté jusqu'ici inconnu. La patrie ? J'ignore sous quelle latitude elle est située. La beauté ? Je l'aimerais volontiers, déèsse et immortelle. L'or ? Je le hais comme vous haïssez Dieu. Hé ! Qu'aimes-tu donc extraordinaire étranger ? J'aime les nuages. Les nuages qui passent là-bas. Là-bas, les merveilleux nuages. »
