Qu'est-ce qu'on fout là. Qu'est-ce qu'on fout là, bon sang. Hier dans le train, en rentrant chez moi pour les vacances, j'ai croisé cette femme qui avait genre la quarantaine. Elle s'est assise en face de moi alors que j'allai me plonger dans le bouquin -Pays de neige- de Kawabata. Cela fait depuis la rentrée le cinquième ou sixième livre que j'entame sans poursuivre. Tout me fait chier. Non sans rire, pour la parenthèse, ce livre me déprime. Tout est lent, trop lent et pseudo poétique. J'aime pas ces livres finalement grossiers qui en font des tonnes pour qu'on s'extasie sur du rien. Ça n'apporte rien. Honnêtement, ça va changer quoi au schmilblick qu'un pauvre type mate une nana étrange et fantasmatique par son reflet sur la fenêtre d'un train qui traverse des montagnes enneigées, un soir? C'est juste du style, de la fantaisie, du «gratte-gratte» en finesse mais sans justesse.
Enfin bref, cette femme débarque enveloppée d'un parfum patchouli. Elle porte un jean troué, des cheveux longs emmêlés, ses dents sont absentes de la bouche ou pourries, elle a sur le bout de son petit nez des lunettes à la John Lennon et elle me fixe comme un serpent qu'on aurait découvert sous sa pierre. Je souris, abêtie par ma journée qui avait débutée à 5h du matin, qui venait de se terminer, et parce que je ne savais pas trop comment réagir à l'attitude de cette femme là, dont je venais de remarquer la face extrêmement ridée et maculée de bleus.
Elle se met à me parler, mais j'y comprends rien. Y a le vroum vroum du bus, et puis elle articule pas. J'en viens à me demander si elle n'est pas droguée, si elle ne délire pas car tous les mots que je capte ne s'assemblent pas logiquement. «Capitalisme». «Gorge». «Terreur». «Finkelkraut». En fait si, ils auraient pu, si bien que mentalement, j'essayais de trouver le fil conducteur, et surtout la raison pour laquelle elle s'adressait à moi. Que devais-je répondre?
Les gens du bus se sont tournés vers elle avec un air absent, du genre, ce petit regard circulaire qui ne vise personne mais que l'on sait tout de suite qu'il cherche du spectacle. Prise d'une soudaine sympathie à son égard, peut être bien aussi habituée à ce qu'il m'arrive des trucs absurdes, j'ai commencé à franchement lui dire que je ne comprenais rien à ce qu'elle me disait. Elle a tressauté comme sous une douche froide, puis a interpellé le contrôleur du train en se levant d'un bond : « Hey toi là ! Tu savais que ton entreprise, la sncf, avait encore augmenté les prix? Tu leur diras de se faire enculer de ma part, parce qu'il serait temps que les gens leur disent qu'on en peut plus de leur trafic, de leurs bénéfices et entourloupes à la con. « -Ouais ouais, qu'elle répond alors que le contrôleur tente de la calmer, tu sais quoi? Si tu réagis comme ça, c'est que tu ne te poses aucune question, que tes seuls intérêts sont ta petite personne et ta petite survie, c'est qu'à mon sens t'as rien pigé à ce qu'il se passe, alors reste dans ton ignorance.»
Les yeux hagards, dans un silence d'enterrement, je la regarde s'asseoir en face de moi, et la vois m'interpeller en clamant : « T'as vu ce que je lui ai mis à ce con !». Elle a ri avec ivresse. De prime abord, j'ai trouvé son attitude complètement conne, malgré le fait que ce qu'elle avait pu dire ne manquait pas de pertinence. Je me suis crispée. J'ai senti pendant quelques secondes mes noeuds dans la nuque se tordre, mes membres se raidir. Je voulais foutre mon mp3 à fond, m'enfuir dans la musique et me couper du monde. Tout ça c'était trop fou, trop étrange, ça me dépassait. Ce monde est délirant. Ces gens qui viennent, s'assoient, se lèvent, parlent ou pensent en silence semblent fous. Même ce petit vieux gars, à trois fauteuils de moi, avec son pull crème et sa veste à carreaux qui lit le Point m'est bizarre avec sa langue qui sans cesse passe sur sa bouche. Sous combien d'habitudes et de certitudes est il écrasé pour ne savoir jeter qu'un oeil ironique à mon inconnue en croisant et recroisant ses jambes?
Moi, je suis pas mieux. J'ai pensé qu'elle était comment déja? -Barge.
Mais parfois, on a le regard qui change. Avec tout le poids de tout ce que j'avais encaissé pendant la semaine, -gamins braillards, insomnies-, tout ce qui m'avait semblé être d'une lenteur terrible et asphyxiante, j'ai laissé de côté mes automatismes, et d'un coup, ce fut comme lorsqu'on découvre par hasard un arc en ciel. Elle m'a étonné. Elle m'a plu.
Cette inconnue venait de mettre le doigt sur l'un des millions de points qui me révoltait, encore un de ces trucs merdiques qui rend parfois la vie quotidienne si lourde. Combien de fois avais-je maudit la SNCF pour vider mon compte? Combien de fois avais-je rêvé d'envoyer se promener le contrôleur qui me taxait 30 euros pour avoir oublié de composter alors que j'avais traversé toute la gare en courant et suant? Alors que moi, sagement...non docilement, je m'étais toujours évertuée à prendre tout ceci comme des règles immuables et arbitraires contre lesquelles il n'était rien possible de faire, cette femme là, avec un cran et une folie peu ordinaires venait de claquer trois phrases que je trouvai cabotines, gonflées mais vraies. Au fond, tout m'apparu évident. On encaisse dans la vie quotidienne un lot d'injustices énorme, une série d'emmerdements honteux et on a fini par s'y habituer comme une tare génétique ou la météo, si bien qu'on est même plus foutus d'oser dire que cela est vraiment merdique. On est sous l'emprise d'une dictature du merdique, où gueuler un peu nous apporte un sentiment de honte et des emmerdements alors que cela devrait être notre droit fondamental pour faire progresser la société. C'est comme...les sondages de l'INSE, l'interdiction de mendier dans les lieux publics, les vendeuses qui vous suivent dans les magasins, les écoutes téléphoniques, les caméras dans les rues....bon sang, mais tout ça me donne envie de crier! Mais où diable est passée ma voix? L'échine courbée, j'accepte. Le temps passe, tout le monde a accepté. Combien de coups de triques avons-nous reçus pour n'être plus que des «oui-oui» sans odeurs, plein de courbatures, de regards pseudo ironiques qui avançons dans la vie comme ces passagers dans le bus?
Peut être bien que c'est parce que cette femme était à côté de la plaque qu'elle était au plus proche de la vérité. Peut être bien que sa façon de faire apparaîtra vulgaire, trop violente par mes mots, mais si vous aviez été là, avec ce même regard sans a priori, vous auriez vu chez elle cette force qui dans son naturel avait déchiré chez moi toutes mes convictions de papier. Cette énergie qu'on ne trouve que chez les individus que la vie a façonné à coups de sempiternelles vagues et qui se dégage comme une évidence indiscutable. Ces vagues bravées à coups de paumes et de pieds, et dont la bouche a si désespérément cherché de l'air autrefois, que tout le corps et l'esprit aujourd'hui se dressent comme une statue de Rhodes imperturbable. Elle n'avait besoin d'aucune approbation, avait établi ses propres codes, son propre langage et nous emmerdait bien profond, si profondément.
Les nerfs lâchaient, et c'était bon. J'ai ri aussi avec cette même ivresse qu'elle me tendait comme une coupe de vin. Tout m'apparaissait révoltant mais drôle. Ces gens là, ces paysages aux façades crépies et aux volets sans couleurs, l'air fermé du conducteur...Mes yeux piquaient, et mon cerveau drainait un afflux sanguin qui battait mes temps. Je me sentais bien, sans angoisses. La vie avait une saveur.
Puis, on a parlé. J'ai dit : «Oui j'ai vu, moi je n'aurais pas osé.» Elle a tiré la langue comme sur la pochette des rolling stones, et ses sourcils se sont arqués. Ainsi, sans me poser la question du pourquoi, d'un seul coup, j'ai voulu communiquer avec elle, et le plus sincèrement possible, sans attentes, découvrir ce qui se cachait derrière ces verres fumés jaunes.
Trois grammes dans chaque bras, un coeur lourd comme du plomb.
D'où me venait ce cliché qu'une parole décousue ne détenait aucun sens? Catherine avait sans doutes à force de prendre des trucs une fracture avec la réalité. Si son cerveau était hyper actif, bouillonnant, tous les repères que nous avons usuellement étaient pour elle ce qu'un traité de Nietzsche est pour nous. Elle analysait tout, remettait en doute chaque élément, comprenait soudainement puis doutait, -mes mots, mon attitude, mes mimiques-, sombrant dans une triste paranoïa dans laquelle cependant gravitaient des observations d'une intelligence et d'une perspicacité rares. (Du moins, c'est mon jugement.) Elle entrait ainsi dans des monologues alambiqués, où l'oreille attentive pouvait trouver des réflexions pointues et intéressantes, mais celles-ci se noyaient dans des métaphores, des digressions annexes, hors sujets qui me perdaient totalement. Il faut dire, je l'ai déja mentionné, que Catherine, ne pouvait pas articuler convenablement et qu'avec son timbre de fumeuse, sa voix était comme la mélodie d'un violoncelle mouillé. *
Pourtant, Catherine n'était quelqu'un d'égocentré. Elle m'interpellait sans cesse, me questionnait, et cherchait vraisemblablement une vraie conversation. Je crois qu'elle n'y était pas habituée. Je crois qu'elle avait perdu ses marques. Je crois qu'il y avait au fond d'elle un véritablement puits de richesses que toute une collectivité avait ignoré, en la laissant parler seule, en la laissant seule, sous un masque de simple clocharde que la vie aurait bafouée. Je crois qu'elle avait le syndrome de ces pauvres gens que la misère a rendu fous, la misère sociale je veux dire, ceux qui par la saleté et l'odeur ont fait s'éloigner les hommes, qui sourient, qui blaguent puis gueulent tout seuls, et qui ne voient plus avec le temps que des silhouettes contre lesquelles le cri se brise.
Elle vivait dans une communauté de punk à chiens, dans une vallée reculée, en couple avec un mec qui la blâmait pour être une «intellectuelle.» «On ne juge pas les femmes battues» qu'elle me lance, espiègle, au moment où je dévisageais ses coquards. Elle me disait que la vie était belle, et rajoutait «enfin pour ce qu'elle est.»
Elle avait lu un nombre de livres incalculable, et quand son esprit était concentré sur eux, elle me faisait partager ses impressions sur des passages qu'elle connaissait par coeur. Là où j'admirais sa façon de faire, c'est qu'elle considérait vraiment les livres comme de véritables modes d'emploi de l'intellect et de l'affect humain. Généralement, à cause de ma scolarité et de mon boulot, j'avais pris l'habitude d'analyser les livres avec du recul, oubliant à quel point ils pouvaient me toucher, voire omettre que certains livres bien que beaux dans leur temps étaient aujourd'hui complètement has-been. Pour elle, la hiérarchie littéraire telle qu'on nous l'apprend n'existe pas. Il y a les livres qui t'éclairent et qui sont bons, les autres qui seraient bien si on n'avait pas que si peu de temps à vivre. Ainsi fallait il selon elle fermer un livre dès qu' on avait le pressentiment qu'il allait nous servir à rien profondément, quand bien même ce serait pour l'école. C'est à sa seule perception des choses qu'on pouvait savoir ce qui nous faisait du bien, qu'il fallait se faire confiance, parce que ce manque incroyable de foi en soi était le fléau d'aujourd'hui. Pour elle, nous faisons les choses en copiant trop facilement sur les autres, en croyant bon ce qui peut l'être pour autrui, si bien que nous avançons comme une seule masse vers nul part, mettant trop de côté ce que nous devons être particulièrement.
Relire, relire et encore relire, ce qui un jour nous a paru être une petite étincelle était sa façon de faire, tout comme dans la vie, elle avait fait le choix d'aller jusqu'au bout de ses décisions à n'importe quel prix et de ne jamais emprunter des chemins qui d'instinct lui paraissaient mauvais. Dans la conversation, je lui tendis un extrait de Farenheit 451 que je devais faire étudier aux élèves dans le cadre d'une étude cursive.
Elle saisit la feuille, attrape des lunettes dans son sac, l'un des verres est cassé, réparé avec scotch. Elle essayait de placer la feuille à une distance raisonnable de ses yeux, à un certain endroit où la lumière ne serait ni trop agressive ni trop ténue. Elle souffla, soupirait, silencieusement a lu le texte et m'en parla pendant dix minutes. J'étais étonnée de découvrir que ce texte pouvait avoir autant de ramifications avec la réalité, avec ce qu'il se passait aujourd'hui selon l'expérience de quelqu'un. Catherine avait en tête tout un tas d'anecdotes, de réflexions qui complétaient ce texte et me le rendait plus vivant et plus riche. Nous devrions enseigner la littérature ainsi, en laissant parler les gens, s'exprimer les opinions et impressions, en ne centralisant plus nos regards sur un seul message. Ce serait une bonne approche pour apprendre l'écoute.
«Attends qu'elle me dit, tu vas rire.» Et Catherine se leva, fit les cent pas dans le couloir du bus en lisant le texte à haute voix comme une actrice de théâtre. Les gens se retournèrent comme une seule ombre, pouffant, s'interrogeant du regard, mais je ne sais même pas s'ils écoutaient. C'est drôle parce que cet extrait dénonçait leur attitude indifférente, et cela Catherine le savait. A la fin, Catherine interpella les passagers pour leur demander ce qu'ils ressentaient de ce texte et de son initiative. Il y eut un silence, et le conducteur gueula un bon coup pour lui demander de s'asseoir. Je me demande aujourd'hui ce qu'il s'est passé dans la tête de ces gens. Je suis persuadée qu'au fond, ce qu'elle a fait a du être apprécié mais que c'était si surprenant que personne n'a osé rien dire. Les murs de notre société sont-ils si rêches pour que ceux qui ne veulent pas marcher droit saignent autant?
Nous nous sommes échangé nos numéros de téléphone, pour autant je pense bien que cette rencontre n'aura pas de suite. Je ne sais rien d'elle au fond, elle ne sait rien de moi, on oubliera de s'appeler parce que le quotidien sépare. Cependant, il y a dans ce quotidien des moments d'asile et de surprises, des quart d'heures d'étrange lumière, par lesquels si j'en crois son conseil d'avoir foi en mes opinions, peuvent vraiment aider à purger son esprit et trouver une façon de lutter contre son irrésistible paresse . Ils aident à découvrir les choses établies sous un autre angle, à briser cette monotonie aveuglante et donc à pousser aux fesses chaque individu pour qu'ils ne se laissent plus prendre au piège des automatismes trop convenus qui les étouffent.
Avec cette expérience, je vais à présent essayer de m'habituer à prendre les choses comme elles viennent, à écouter, à profiter plutôt que de laisser ces schémas quotidiens guider ma vie.