
Moi aussi quand j'étais petite, j'aimais bien les Monstres. Je parle des vrais bien sûr, de ceux qui existent vraiment. Ça avait commencé durant cet hiver de mes quatre ans au Népal, pendant que je tétais les mamelles de ma première et seule première mère lama. Alors que j'essayais de réchauffer mes oreilles gelées entre ses poils élastiques, ma mère s'était avancée d'un coup vif, les yeux à l'affût, le sabot dressé comme un chien de chasse. Elle avait ouï probablement un bruit suspect. Nous étions alors dans les hauteurs des montagnes, à des kilomètres de toute civilisation humaine, là où l'air raréfié plane sur des lits d'herbes sèches et de cailloux. Moi je n'entendais que le blizzard fumant et le roulis des mâchoires de ma mère encore pleines d'herbe qui résonnait jusque dans son ventre rond. Elle grêlait d'effroi, et m'intima l'aguet d'un mouvement de tête, tout en même temps que le troupeau peu à peu s'entassait autour de nous comme une muraille de Chine poilue. Il y avait une dizaine de jeunes lamas pour une trentaine d'adultes dont cinq étaient vieux et inutiles. Surtout l'un d'entre eux, je pensais, lequel avait été le chef du groupe avant mon père et s'ingéniait pourtant encore à donner des ordres d'un air patriarcal. Ses petites attitudes péremptoires divisait notre troupeau, car certains s'entêtaient à penser que ce vieux lama disloqué pouvait redevenir le leader dont nous avions besoin, surtout ces jours où mon père peinait dans son commandement.
Ce n'est pas que je suis sure, mais de loin, dans la neige, j'ai vu une forte silhouette apparaître et disparaître, puis reparaître venant vers nous en grognant. Durant une fraction de seconde, le monde m'apparut immobile et glacé : les tremblements des pattes de lama est une percussion fantasmagorique, la peur un flux gastrique vibrant l'estomac. Ma mère, o ma mère, recula, et heurta le croupion de mon père pendant qu'ils s'échangèrent un regard inquiet. Tout alla trop et si vite maintenant que la bête effroyable qui se dressait devant nous pleine de sang, s'était mis à courir pour sauter à la gorge du lama vieillard qui n'avait pas eu le temps de s'accoler à nous autres. Celui-ci avait sans doute voulu une nouvelle mais dernière fois imposer sa marginalité. Je me souviens de dents acérées déchiquetant des tripes, et de mains fantastiques broyant avec seulement dix doigts la chair frémissante. Un visage de glace, ridé et lupanarsque dardait indifférent nos pauvres vies en avalant sa proie. Ce visage. Ce même visage. Ce terrifiant visage était-il comme je me le rappelle celui d'un humain ou bien n'ai-je aujourd'hui que l'être humain pour le comparer? Mon père, Marcel Mauss, m'assura plus tard que le yéti auquel je n'aurais pas songé sans ses dires, n'est qu'un mythe, un mythe humain. Toujours est-il que yéti ou pas, un monstre était passé dans ma vie pour réaliser un souhait très précieux.

Plus tard, au centre des pins fleuris, y avait une chambre qui était toujours vide, ou du moins devait-elle l'être du fait que Mr Jean Lefeu-Versdeterre, son résident permanent s'imaginait être un homme invisible. Quand je passais devant, faisant abstraction des sons craquelateurs de pas, ou de chaises, parfois même des bruits de voix, je me tenais pour fantasme d'y construire un micro univers cohérent quoi qu'un peu farfelus, oublié de tous ici. Je disais aux gens très fièrement : "vous ne devriez pas vous approcher de cette porte monsieur, madame, car un faune de deux mètres de long y a pris refuge. Il vient du Nord, ... il a accompli un long et épuisant voyage,... hier soir il est arrivé ; Dans un fauteuil son corps repose, et sa tête dodeline sur l'accoudoir. Non non, mais, je vous jure, il n'est pas méchant, mais je ne parierais nullement sur votre vie si vous vous décidiez à y entrer." Pourquoi comment je ne sais guère, mais j'aimais virevolter dans tous les sens en proclamant cela, admettant que ma face pleine de grimaces boudeuses, moqueuses, calomniatrices, puisse déconcerter mes interlocuteurs rendant opaque les intentions philanthropes de mon message à la criée. Leur survie à tous tint du miracle : probablement qu'un Faune dort et s'éveille vite, sans qu'on ait à s'en apercevoir. Je n'ai jamais encore lu de thèses sérieuses à ce sujet qui pourraient asseoir mes dires, les doctes ne croient pas aux faits qu'ils n'ont pas eux-mêmes crées.
Mes avertissements devinrent vite aux yeux de tous airs de comptine et on se mit à me tapoter avec condescendance le crâne lorsque je les réitérais. "Quelle est drôle cette petite à danser bizarrement en récitant son charabia". Pourtant, bon gré mal gré, il y avait bien un Faune dans cette chambre 229 ou une grosse bête du moins qui y ressemblait : voyez, des sabots, des cornes, du poil, un bouc, de gros yeux vifs et malsains et s'il venait du nord, c'est que dans cette chambre, ça sentait toujours la neige. Des faunes, j'en pensais l'existence par les livres d'enfants, qui sont distrayants et informatifs, mais contrairement aux personnages de leurs histoires le faune et moi ne nous sommes jamais concrètement rencontrés. Disons que nous nous sommes, considérés. Je sais qu'on sait beaucoup de secrets quand on a des yeux de petite fille, cela suffit pour se lier aux choses. Encore aujourd'hui par ailleurs, je ne suis pas de ce genre de personnes qui a besoin de toucher ou posséder quelque chose pour se le sentir proche de soi. Le Faune et moi, c'était le récit d'une épieuse et d'un épié, une liaison silencieuse et sous entendue.
Lequel parlait plusieurs langues : une fois, je l'ai entendu déclamer ou réciter des poèmes en allemand alors que mon oreille était collée au bois de la porte, je l'ai aussi vu par le trou de la serrure chanter asiatique en jouant du sanxian. (« asiatique », la raciste ! Non, je n'ai simplement pas de diplôme pour en trouver l'exacte origine) Tous les faunes sont des artistes, mais de ce que j'en sais, l'inverse n'est pas nécessairement vrai. Ah, et, il était aussi capable de s'exprimer convenablement en français, imitant parfaitement les voix humaines : ainsi, il se fit passer pour une infirmière qui implorait au médecin de ne pas pénétrer la chambre, afin de s'enfuir une fois qu'on se fit un peu trop curieux de l'endroit « Je vous en conjure docteur, le patient promet qu'il va me tuer si vous entrez là ! »
Cependant, généralement, c'était une créature plutôt taciturne qui je le pense devinait ma présence tout en s'en amusant. Quel danger pouvais-je être en effet? On tolère les innocents quand on ne s'en nourrit pas. Mon mutisme était garant de ma solidarité envers lui, mes coups d'½il sa distraction quotidienne. J'aimais bien ce monstre. Oh j'aimais beaucoup ce monstre, surtout ce jour où... le Faune, un samedi soir, m'appris de sa lyre un conte fabuleux. Il était chanté en une langue qui m'était complètement inconnue mais qui me devenait intelligible par l'intervention d'une traduction mentale, surnaturelle.
Et Le Faune chantait : « L'Est, c'est un grand tableau d'Azur et de jungles, un bouquet d'artères allant à Rome. Une cohorte d'éléphants et de cornacs dingues, saoulés jusqu'aux souliers de bon Rhum. »
