
Tu prends la bagnole, mais t'avais pas de parapluie, alors les gouttes d'eau glissent sur ta frange et tombent sur tes joues, on dirait que t'as pleuré, tu peux le voir dans le rétro. Sur la route, tu te projettes la journée qui vient, tu montes le volume de la radio, tu vois à un virage cette petite fille qui n'a pas encore dix ans, qui marche toute seule sur le chemin de l'école, elle porte un cartable. Tu repenses aux infos que t'as entendu y a cinq minutes, sur les disparitions d'enfants, le procès d'un tel, la recherche d'un autre ; tu peux pas t'empêcher d'être minée, et de lâcher un « putain.. » consternée qu'on puisse encore laisser sa gamine se promener toute seule un jour de pluie, tôt le matin par les temps qui courent. Tu accélères, tu quittes l'agglomération, tu oublies la petite fille. Tu vas arriver en retard, comme presque tous les matins.
Tu te gares en trombe, après avoir galéré pour le créneau. Tu ranges tes clés dans ton sac, et alors tu vois passer ce couple qui fait du jogging, il est sculpté, elle est blonde. Cette fille voilée qui passe si discrètement près de ta voiture, et qui te jette un coup d'½il rapide, ce vieux monsieur que tu vois tous les jours promener son chien sur le campus. T'arrives au petit trot en cours, les autres sont en train de poser leurs affaires sur la table, le professeur ne te remarque pas entrer. Tu te poses dans le fond de la salle, parce que c'est là que tu as la meilleure place pour regarder dehors sans être vu.
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Dehors, y a de gros chênes qui nous entourent, et des tapis de feuilles mortes le long des routes, sur les trottoirs. Dehors, y a ces étudiants qui passent, en groupe ou tous seuls, qui se ressemblent mais que je prends le temps de distinguer. J'écoute distraite, j'écris un peu, je me prends pour René, je ne l'étudie pas. La seule chose qui me fait dresser l'oreille, c'est quand on lit les textes en eux-mêmes, quand le professeur passionné se met à lire, et qu'il y met tout le lyrisme et toute la croyance qu'il porte à la littérature. Dans ces moments, je l'observe, et je m'imagine l'étudiant qu'il était, l'humain qui se cache derrière l'estrade. Y a une vocation palpable dans le métier de professeur, et une âme sensible pour ceux qui ont choisi de vivre avec la littérature. Je veux dire, j'admire sincèrement ces gens, qui ont choisi de passer leur vie à étudier un manuscrit du moyen âge juste par curiosité intellectuelle, ceux qui voyagent et goûtent toute leur vie les autres cultures, les autres horizons, ceux qui sont capables de parler des heures d'un bouquin, ceux qui passent l'autre partie de ce temps à en lire. Et, quand je suis là, au fond de cette salle, à les écouter lire, à les entendre penser le texte par leur diction, par leur rythme, par leur souffle, j'ai l'impression, moi aussi, de me sentir à mon échelle, touchée par la littérature.
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Il est 10h, tu sors de cours, tu réalises que -bordel- t'as encore oublié de redescendre le plateau de couverts dans la cuisine ce matin, et là tu croises ce pote que tu vois généralement qu'une fois par mois car vos emplois du temps ne coïncident jamais. C'est pas un ami, c'est un pote de fac, un mec avec qui tu partages deux trois délires, mais t'as oublié d'où ils viennent, un mec pour fumer la clope, pour se plaindre des horaires, et parfois politique, parce qu'aujourd'hui, c'est impersonnel. Tu manges sur le pouce avec lui, il a le temps de te raconter deux trois conneries, puis t'enchaîne, une cuillère pour Ronsard, une autre pour la Grammaire, et le rot pour Sartre.
T'as eu le temps d'en savoir plus, de gober des phrases, de retenir des dates, et deux points de conjugaison. Tu peux réciter sagement, l'évolution étymologique du mot budget, tu peux déclamer maintenant les deux premières strophes par c½ur du Lac de Lamartine. Tu te sens moins léger, y en a d'autres qui diraient plus intelligents , mais non, pas si vite, la culture c'est un amas de choses dans la tête, des objets, qui n'ont de valeur que si on prend le temps de les ranger ; Et c'est là que réside le vrai travail.
T'achètes un café pour trente centimes à la machine dans le patio, il est 19h, y a plus personne dans les locaux. Quelques lumières venant encore de quelques salles, s'éteignent au fur et à mesure que le café refroidit. Y a des inconnus qui discutent sur un banc, t'entends le rire d'une fille qui te fait rire, c'est fou ce que la vie peut avoir de sublime et de grotesque. Tu vas jusqu'à ta voiture, y a plus le vieux, mais la vieille, sauf qu'elle, ici, elle mendie. Toi pour elle, tu es aussi un visage familier, une facette du décor, qu'on redécouvre, et qu'on oublie à nouveau. Aux infos du soir, une petite fille près de chez toi a disparu, c'est peut être pas elle, mais t'y penses même si tu n'arrives plus à te souvenir de ses traits.
T'arrives chez toi, t'as même plus faim, t'avales mais t'as déjà dans le ventre, toutes les émotions de la journée. Tu te démaquilles direct, t'enlèves le costume, et tu te poses, il pleut encore. Tu larves devant des séries, t'allumes un pétard, tu ouvres sans y croire ton agenda pour voir s'il y a du taff à faire, tu te re-dis merde « le dossier ! », tu te dis qu'il est trop tard, mais ça n'empêche pas que tu finisses la soirée à écrire, noircir des pages, pour faire passer la nausée. . Tout est immobile dans la pièce, les anges semblent passer. T'écoutes ce silence, et tu te sens bien. Il n'y a pas meilleur moment pour lire Rimbaud, penses-tu, et tu passes la nuit avec lui. 06h35, tes yeux sont collés, tu es pâle, tu as trop peu dormi....tu te rajoutes 20min, c'est pas grave, tu te dépêcheras.

Jump-IntoPuddles, Posté le mardi 17 avril 2012 08:33
À lire ce texte ou celui sur l'enseignement, je me dis qu'on pourrait parler sans s'arrêter, infiniment. On pense à peu près les mêmes choses, d'après ce que tu écris et mon projet professionnel c'est d'enseigner les lettres.